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Fuir ou rester ? Le dilemme cornélien des journalistes de l’Est de la RDC

Mai 12, 2025

Alors que les combats se poursuivent dans l’Est de la République Démocratique du Congo, les journalistes, eux aussi, se retrouvent pris en étau entre menaces des groupes armés et pressions étatiques. Face à ce climat d’insécurité, des dizaines de reporters ont fui, souvent sans ressources, tandis que ceux restés sur place doivent choisir entre l’autocensure et le silence.

Par Ukweli Coalition Media Hub

Lors de l’évènement le 5 mai dernier, chez Baraza Media Lab.

Dans la salle bien éclairée et aux fauteuils colorés du Baraza Media Lab de Nairobi, un silence pesant s’est installé. La tension n’a été brisée que par les accords d’une guitare, jouée par l’artiste congolais Freed Mashagalusa. Une entrée en matière artistique pour aborder un sujet grave : l’exil forcé des journalistes venus de l’Est de la RDC.

Ce 5 mai, deux jours après la célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse, journalistes,  partenaires des médias, défenseurs des droits humains, se sont réunis à Nairobi lors d’une soirée organisée par Ukweli Coalition Media Hub en partenariat avec l’International Press Association of East Africa, pour alerter sur la  situation  de la liberté de la presse dans l’Est de la RDC qui s’est fortement dégradée depuis le début de l’année, à mesure que les combats entre l’armée congolaise et les rebelles du M23 s’intensifient et que les rebelles occupaient des zones.

Gorette ( nom d’emprunt pour des raisons de securité), journaliste spécialisée dans les droits humains et les violences faites aux femmes, fait partie de ces professionnels contraints de fuir. Basée à Bukavu, elle raconte avoir reçu des menaces explicites après la publication de plusieurs reportages donnant la parole à des survivantes de violences. « On m’a dit clairement que j’étais sur une liste. J’ai quitté la ville la veille de l’entrée des rebelles », confie-t-elle. Aujourd’hui réfugiée à Nairobi avec certains de ses enfants, elle tente de reconstruire sa vie, sans emploi stable ni perspective claire.

Selon Reporters sans frontières (RSF), plus de 90 journalistes ont été contraints de fuir l’Est du pays entre janvier 2024 et février 2025. Certains se sont réfugiés à Kinshasa, d’autres comme Jean (aussi un nom d’emprunt), un jeune reporter de Goma, ont trouvé refuge à l’étranger. « Je suis parti avec un sac à dos, sans rien dire à personne, pour ne pas éveiller les soupçons », raconte-t-il. “Son tort” est de collaborer avec un media qui a travaillé sur un sujet dénonçant des exécutions sommaires à Goma par les rebelles.

Le danger ne vient pas seulement des groupes armés. Le 9 janvier 2025, le ministre congolais de la Justice, Constant Mutamba, a annoncé que relayer les messages du M23 ou de l’armée rwandaise pourrait entraîner la peine de mort. Deux jours plus tard, son collègue à la Communication, Patrick Muyaya, a précisé que cette menace visait non seulement les journalistes, mais aussi toute personne susceptible de relayer des « messages de l’ennemi ».

Dans ce climat de peur, les journalistes encore actifs sur le terrain adoptent une stratégie d’autocensure. « On évite les sujets sensibles. On fait plus de la communication que du journalisme », témoigne un reporter basé à Goma, joint sous anonymat. Il ajoute que les pressions sont telles qu’il envisage de changer de métier.

D’après les chiffres de RSF, 52 atteintes à la liberté de la presse ont été recensées en RDC entre janvier 2024 et janvier 2025. Le tiers de ces violations concerne la seule province du Nord-Kivu. En parallèle, au moins 26 radios communautaires ont été fermées ou pillées depuis janvier 2024, dont une dizaine ciblées directement par le M23.

Pour ceux qui ont fui, l’exil est loin d’être une solution durable. À Nairobi, Gorette survit grâce à une aide temporaire d’une organisation de défense des journalistes. Mais cette assistance, limitée à quelques mois, ne couvre ni les besoins de ses enfants restés au pays ni l’éducation de son plus jeune fils. « Je ne peux même pas lui offrir des jouets », dit-elle, la voix serrée.

Jean, lui aussi, vit dans l’angoisse et la frustration. « J’ai honte. J’avais une vie, un travail, une famille. Aujourd’hui je suis dépendant de l’aide humanitaire. » Le journaliste explique que l’appui qu’il reçoit ne couvre que ses besoins de base et qu’il n’a aucun moyen d’envoyer de l’argent à ses proches restés à Goma, où la situation humanitaire continue de se dégrader.

La barrière linguistique complique également leur intégration. Francophones dans un pays majoritairement anglophone, plusieurs journalistes exilés disent se sentir isolés, sans possibilité de poursuivre leur travail.

La RDC a perdu 10 places dans le classement mondial de la liberté de la presse, passant de la 123e position en 2024 à la 133e en 2025. Que ce soit Gorette ou Jean, tous deux espèrent une amélioration de la situation des journalistes dans leur pays d’origine. Les autorités de Kinshasa semblent afficher un message plus optimiste. Le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication (CSAC) a récemment affirmé qu’« aucun journaliste n’a été tué ou arrêté » depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi.

Pour Ukweli Coalition Media Hub et l’International Press Association Press of East Africa, AEastAfrica, la Journée  était un moment pour porter loin l’appel à la solidarité pour les journalistes congolais. « Nous sommes aux côtés de ces femmes et hommes de médias, souvent oubliés, mais qui continuent de défendre l’information libre au péril de leur vie », affirme Armel-Gilbert Bukeyeneza, Fondateur et coordinateur de la coalition.