Franck* (nom d’emprunt pour des raisons de sécurité) est un journaliste d’investigation basé à l’Est de la République Démocratique du Congo, une région où sévissent plusieurs groupes armés dont le mouvement M23 qui en contrôle une large partie actuellement. Si Franck continue à pratiquer le journalisme, c’est non sans embûches. Ayant lui-même perdu les siens durant les différents conflits armés qui se succèdent, il est aujourd’hui contraint de pratiquer « le journalisme anonyme » pour sa sécurité, sans parler des pressions quotidiennes subies pour qu’il rejoigne les groupes armés. Témoignage.
Par Armel-Gilbert Bukeyeneza
Directeur-Fondateur de Ukweli Coalition Media Hub
C’est une journée à marquer d’une pierre noire dans sa carrière. Une journée où tout a failli basculer, tenté de jeter la caméra pour prendre (aussi) les armes. Franck* (son vrai nom a été modifié) est encore jeune reporter, 26 ans, trois ans d’expérience, quand sa rédaction l’envoie, en 2021, couvrir un attentat qui venait de survenir dans sa localité, à l’Est de la RDC. Franck est né, il a grandi, dans la guerre, peut-on dire. Il a tout vu et enduré, « too much » au vu de son âge. Mais cette fois, il n’a pas la moindre idée de ce qui l’attend. Pendant que son village compte ses morts, et que lui, nerveux mais focalisé, prend des images du terrible attentat, des enfants qui agonisent et des corps dont le sang gicle encore sous les éclats des explosifs, un ami lui tapote les épaules. « Tu ne vois pas que tu prends ta propre cousine ? » L’alerte, lourde de sens, se heurte à une oreille sourde. Franck est impassible. Il enchaîne cliché après cliché avec tout le sang-froid d’un reporter de guerre. Son ami est obligé de lui arracher l’appareil. « Le corps allongé devant toi, c’est ta propre cousine ! » Des mots aussi sinistres qu’inattendus qui poussent Franck au bout de l’évanouissement avant que son ami ne lui propose immédiatement, mais en vain, de prendre un peu de recul. Il sera forcé de le tirer par le bras et lui trouver une chaise pour un peu de repos. La veille, juste moins de vingt-heures plus tôt, Franck et sa cousine avaient passé la soirée dans la famille, prenant un verre et repas du soir ensemble.
« Vous vous imaginez de couvrir un attentat à la bombe dont sur les vingt victimes, presque la moitié (huit blessés et un mort) sont des membres de ta famille ? Pour la première fois, j’ai douté de la capacité du journalisme à apporter un quelconque changement dans ma communauté. Je me suis senti tellement impuissant que j’étais prêt à prendre les armes et me battre », confesse-t-il aujourd’hui. Franck finira, contre toute attente, par devenir journaliste d’investigation, forcé hélas par le contexte à travailler anonymement, étant aujourd’hui journaliste d’un média communautaire. Rencontré pendant une formation, il semble déterminé que jamais. Serein, il esquisse d’abord un léger sourire chaque fois qu’on lui demande de commenter l’actualité de son pays. Un sourire aussi mystérieux que révélateur. « Ce n’est pas facile, man » est son intro fétiche, chaque fois qu’il veut lâcher une dure vérité sur la pratique de journalisme dans sa région. « Nous avons plusieurs journalistes qui ont rejoint les différents mouvements rebelles. Ce sont les chefs rebelles eux-mêmes qui viennent nous chercher, surtout pour les aider dans la comm’ afin de légitimer leur prise des armes. Et c’est parfois difficile de refuser. Certains de ces chefs sont nos anciens amis d’école. La plupart des groupes qu’ils dirigent se disent défendre nos communautés et ethnies, et certains journalistes tombent parfois dans le piège. Après, il faut aussi ajouter que ces chefs rebelles se disent que tu en sais peut-être trop sur eux. Dans un cas pareil, leur tourner le dos peut s’avérer très risqué ».
Et quid de Franck lui-même ? « Oh, man ! J’ai été sollicité plusieurs fois. Et ça ne s’arrête pas ». Franck ajoute un autre élément pour le moins connu : « Ces groupes ont accès aux ressources du pays. Ils contrôlent des exploitations minières, et sont impliqués dans toute sorte de trafic illégal. Ils sont riches. Quand vous connaissez l’état financier des médias et des journalistes en RDC, vous comprendrez pourquoi leurs offres peuvent s’avérer difficiles à refuser. Personnellement j’ai passé trois ans en gagnant moins de dix dollars par mois dans une rédaction. En RDC, un journaliste est facile à acheter. Vous comprenez pourquoi ils sont utilisés comme outils de propagande et propager les fake news qui, à leur tour, alimentent les conflits armés sur terrain. La précarité nous rend facilement manipulable. Si ce ne sont pas par des groupes armés, ce sont des hommes politiques. Ou les deux. Ils sont d’ailleurs parfois liés ».
Un rêve d’enfance…
Si Franck est toujours journaliste, d’investigation de surcroît, ce n’est peut-être pas un hasard. Le journalisme est un rêve d’enfance qu’il se bat pour vivre : « J’ai toujours eu une grande admiration pour les journalistes. J’ai vu comment ils se battaient pour faire entendre nos voix. J’étais encore gamin mais leur détermination à se tenir pour la communauté pendant que presque tout était contre nous, dans un contexte de guerre, m’a fortement marqué ». Franck est entré officiellement en journalisme en 2018, défiant la volonté de ses parents qui le voulaient ingénieur, un métier moins « controversé » et moins risqué que le journalisme. Un métier qui, d’ailleurs, paie mieux que le journalisme en RDC de toute évidence. « J’ai beaucoup de respect pour les ingénieurs, mais ce n’est pas pour moi. J’ai toujours voulu devenir aussi le porte-voix de ma communauté. J’ai commencé à parler au micro depuis que j’avais 15 ans dans des émissions de divertissement ».
Admiration ou idéalisation ? Franck finira par en avoir le cœur net, quand il se retrouve, en 2021 dans une position de responsabilité, dans une organisation de presse affiliée au gouvernement. « J’ai été déçu. Je me suis retrouvé secrétaire de rédaction, mais je n’avais presque aucune autorité sur mon équipe. La plupart des journalistes qui étaient recrutés étaient pistonnés par des acteurs et autorités politiques. Le journalisme c’est non seulement accepter de se faire guider par son éditeur, c’est aussi accepter de se faire critiquer. Il n’y avait rien de tout cela. Que du mépris de la part des jeunes reporters qui apprenaient encore à tenir la caméra ». Pourtant, regrette-t-il aujourd’hui, l’organisation avait les moyens. « Ce que manque la plupart des rédactions. Un vrai gâchis à mes yeux car l’organisation avait tout le potentiel pour faire la différence ».
Sept ans après son entrée officielle en journalisme, Franck semble n’avoir rien perdu de son engagement, encore moins de son admiration pour le journalisme, malgré les appels et pressions pour rejoindre les groupes armés qui sévissent dans sa région. Franck fait partie des journalistes derrière l’enquête, publiée en juillet dernier, sur le trafic illégal du cacao entre la RDC et l’Ouganda, impliquant groupes armés, armées des deux pays, hommes d’affaires, agents de l’État, qui a valu la nomination de Ukweli Coalition Media Hub par Reporters Sans Frontières pour son « 2025 Press Freedom Awards ». Une enquête qui, quelques semaines après publication, semble avoir provoqué une série de mesures prises par les autorités, soit pour assurer la protection des agriculteurs, soit pour interdire des taxes jugées illégales sur la commercialisation du cacao, comme ce fût rapporté par des plateformes locales.
Voix assagie, ton nuancé, mais toujours concis, Franck partage aujourd’hui la recette de survie pour les journalistes qui travaillent dans les zones de conflit comme l’Est de la RDC : « Nous avons une tâche ultra-sensible, celle d’informer dans un contexte de guerre. L’impartialité et la neutralité doivent être nos maîtres-mots, notre boussole. Ils sont notre bouclier sur le plan sécuritaire et judiciaire ». Des mots qui, ramenés à la réalité du terrain, restent difficiles à pratiquer, reconnaît-il : « Il est compliqué d’exiger la neutralité à un journaliste qui ne peut même pas payer son loyer, même si la neutralité est pour sa propre sécurité. Nous avons besoin de soutien, d’une certaine stabilité financière. C’est un pilier important pour travailler de manière indépendante, et garantir une information de qualité. Et il est certain que ce soutien ne viendra pas des acteurs politiques, encore moins des groupes armés ».
Intitulé « Est de la RDC : Des crimes de guerre commis contre la presse… », le rapport annuel de l’organisation « Journaliste en danger » (JED), publié en novembre dernier, revient sur le bilan accablant des attaques sur les médias et journalistes durant les vingt dernières années à l’Est de la République Démocratique du Congo : vingt journalistes tués sur un chiffre total de 2670 qui combine les assassinats de journalistes, ceux portés disparus, détenus, et médias détruits. Alertant sur le phénomène actuel « d’enrôlement forcé des journalistes sous couvert de formations idéologiques, dans des camps de formation où ils apprennent le maniement des armes » essentiellement dans les provinces du Sud et du Nord Kivu sous contrôle du Mouvement M23, l’organisation égrène toute une liste de prédateurs de la liberté de la presse qui s’étale sur les deux dernières décennies : « Si sous l’ère du Président Joseph Kabila, les principaux responsables d’attaques contre les journalistes et les médias se limitaient essentiellement aux services de l’ordre, des renseignements congolais et aux autorités nationales ou provinciales, à l’ère du nouveau chef de l’Etat, par contre, les militants des différentes formations politiques (pouvoir actuel et opposition) figurent également parmi les bourreaux de la liberté de la presse. Et au nombre de principaux bourreaux se sont ajoutés par ailleurs, les miliciens et les groupes armés dans les provinces de l’Est du pays, sous contrôle des rebellions ».

